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Mon AGEVP

Les plus beaux jours

Vers la fin de l’année 1969, je mis les pieds à Paris, tout jeune étudiant naïf qui quitta sa famille pour la première fois et se trouva parachuté dans un monde complètement étranger. Pourtant, quelques mois après, j’effectuais mes premiers pas au sein de l’Association Générale des Etudiants Vietnamiens de Paris (AGEVP) car enrôlé pour aider à l’organisation de la soirée du Têt.

A cette période, l’AGEVP n’avait pas encore cette résonance de sentiments chaleureux que j’avais pu ressentir bien des années plus tard, lorsque je remémorais les souvenirs pleins de tendresse et grandeur, à l’âge de vingt ans. Je ne pouvais pas non plus imaginer que cette décision plutôt banale eût transformé le cours de ma vie de façon aussi radicale, m’apportant une précieuse somme de connaissances et de multitudes moments de joie.
 

La première année, j’étais de faction à l’entrée des coulisses du théâtre. Mon rôle était de filtrer les personnes autorisées à entrer dans les coulisses. On m’avait expliqué que cette mission est d’une importance capitale : « les coulisses sont étroites et les collaborateurs se comptent à plus de cent personnes, si nous laissons entrer des personnes qui n’ont rien à faire ici, imaginez le chaos que cela peut produire« . Je m’étais dit que, pour un bleu comme moi, le fait qu’on m’avait confié une mission aussi stratégique méritait une grande fierté ! J’accomplissais de mon mieux ma mission, et quand la fête se termina, le responsable de la sécurité vint me voir et tapota mes épaules : « Très bien, jeune homme ! T’es l’unique personne capable d’accomplir cette tâche. Tu viens d’arriver, ne connais personne, ne risques pas de subir des pressions affectives des amis ou des proches pour entrer perturber les coulisses !« . Je tombais des nues !

La deuxième année, je montais sur la scène. Et je chantais même sur scène avec ma guitare  ! Ainsi, je me rendais compte de toute la complexité dans l’organisation de la soirée du Têt. La fête ne se réduisait pas à ce que les spectateurs avaient pu voir sur la scène. En se basant uniquement sur ce qui se présentait sur scène, on pourrait se tromper lourdement. Certes il suffisait de quelques acteurs talentueux pour rendre un spectacle de grande qualité, mais pour réaliser une fête de Têt comme celle de l’AGEVP, il eût fallu le patriotisme et l’enthousiasme de la jeunesse.

Ce n’est qu’en mutualisant en une idéologie politique que ces sentiments d’amour pour le pays arrivaient à mobiliser des centaines de personnes enthousiastes, prêtes à consacrer des milliers d’heures pour réussir la soirée du Têt. Le jour de la représentation, une malchance pourrait survenir et le spectacle de ce fait ne répondrait pas aux attentes. Si les spectateurs décriaient trop rapidement en se disant « cette année, la fête du Têt n’est pas formidable, l’AGEVP perd ses forces », cela risquerait d’être une grande erreur.

Mais la majorité des spectateurs n’étaient pas venus à la fête du Têt avec de tels « a priori ». Je me rappelle encore la soirée du Têt en 1974 ou 1975. Cette année là, en raison de la non-conformité des éléments du décor vis-à-vis des normes de protection contre les incendies, la Direction du Palais de la Mutualité (là où se déroulait la soirée, NDLR) n’autorisait pas la mise en place de ces éléments. Je me rappelle encore les visages piteux de L. et de l’ensemble des personnes chargées du décor, ainsi que l’indignation des membres de l’équipe artistique. Tant de jours et nuits de préparatifs réduits à néant ! Exit donc les grandes toiles de fond sur lesquelles étaient peints de grandioses paysages de montagnes et de forêts tout en espérant que les spectateurs allaient user de leur imagination. Privé de l’estrade, les membres de la chorale n’avaient pas pu s’aligner de façon correcte. Même pour K., qui devait jouer le rôle d’une passeuse sur une barque, il n’y avait ni barque, ni rame ! Imperturbable, elle se servait de sa gestuelle et son talent d’actrice pour rendre vivant le tableau d’une paysanne menant sa barque sur une rivière déserte sous la lueur argentée de la lune. Toute la salle vibrait sous les applaudissements des spectateurs, comme pour encourager l’équipe « maison » en train d’affronter les mauvaises circonstances.

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Une autre année, j’avais remarqué le visage blême de T.V.  à environ une demi-heure du début de la scène de danse dont elle était responsable. Après interrogation, elle avait avoué avoir laissé les costumes de danse chez elle, trop occupée à se préparer pour venir au théâtre.  Tout un mois passé pour confectionner ces vêtements n’eût servi à rien ! En fouillant dans les piles de vêtements amenés, les membres de l’équipe avaient pu sortir quelques habits froissés. Il fallait les repasser pour pouvoir les utiliser de façon temporaire. Pourtant, personne n’avait remarqué la substitution.

Une autre fois, peut-être en 1978, pendant que je dirigeais la chorale d’ouverture du programme, je reculais à petit pas jusqu’à me trébucher contre le bord du trou aménagé pour le souffleur. La première fois, ce ne fût pas très grave, je vacillai un peu puis j’arrivai à retrouver mon équilibre. Un peu plus tard, comme complètement absorbé par la musique, je continuais à reculer. Cette fois-ci, je tombai directement dans le trou. D. dont le rôle était souffleuse, poussait des cris tout en essayant de me hisser hors du trou. Chose étonnante, pendant que son chef d’orchestre était dans une situation difficile, toute la chorale continuait de chanter comme si de rien n’était ! Je repris mes esprits, ainsi que ma position debout, et rattrapai le rythme de la chanson avec mes gestes. Toute la salle résonna d’applaudissements, peut-être aucun chef d’orchestre n’eût été autant félicité pendant le déroulement de la chorale comme cette fois-là.

Il fallait comprendre que les spectateurs venus à la fête du Têt, ne s’étaient déplacés que pour apprécier les qualités artistiques. Tant mieux si ces dernières étaient au rendez-vous. Les spectateurs venaient à Maubert pour ressentir l’esprit de pureté, d’engagement et d’altruisme. Pour soutenir non seulement l’AGEVP mais également toute une génération dont l’association constituait le symbole. Pour voir à travers cette jeunesse l’avenir du pays, pour fortifier cet esprit et ainsi entretenir leurs propres espérances envers le pays. Si l’esprit est fort malgré une expression perfectible, les spectateurs étaient prêts à être indulgents.

D’où provenait cette « tradition » ? Depuis le début, l’AGEVP était le mouvement des jeunes vietnamiens ordinaires, pleins d’aspirations, mais dotés de moyens très limités. Elle avait le courage de se mettre debout, sans arrière-pensée, faisant face aux forces beaucoup plus puissantes. Dans les décennies 1960 et 1970, Paris était le berceau des mouvements gauchistes. Un étudiant anti-communiste se devait de clamer ses propres convictions, tout seul, au milieu d’une multitude d’oppositions, d’avoir le courage d’affirmer la vérité parmi les moqueries des copains étudiants de toutes nationalités, de pouvoir contrer les intimidations sans fin des organisations proches des communistes vietnamiens en France. Il eût fallu assumer tout cela les mains nues, avec très peu d’expériences individuelles et  de soutiens externes.

Je me rappelle que, lors des préparations de la fête du Têt en 1972, parmi tous les membres du bureau exécutif, seul le président B. disposait d’une voiture. Cette voiture eût servi pour accomplir plein de tâches ! Évidemment, il devait ensuite utiliser le métro pour accomplir ses propres tâches, tant pour rencontrer les partenaires que pour transporter des objets lourds comme le papier pour le journal, les décors ou le matériel. La RATP ne se doutait pas que la totalité des éléments qui composaient la décoration avait été transportée via le réseau des rames électriques de sa compagnie ! Je me rappelle aussi précisément le fait que L. s’employa à rassembler les grands cubes en bois en plein milieu du couloir d’entrée-sortie de l’immeuble rue Monge, avant que ces derniers furent descendus dans les sous-sols du métro !

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Nous disposions de très peu de moyens, mais nos aspirations sont sans limites. Concrètement, la première fête du Têt après le choc en 1975. Dans les jours qui suivent l’événement du 30 avril 1975, les membres de l’AGEVP avaient traversé une forte crise. Quelle serait la voie à suivre pour notre peuple, sachant qu’aucun pays qui succombait sous le joug communiste n’arrivait à s’en échapper ? Où se trouvait la position de la jeunesse non communiste dans un système qui ne tolérait que des gens d’une obédience absolue ? Chacun, au sein du collectif  AGEVP, se devait d’affirmer sa position. La soirée du Têt 1976 avait été l’occasion pour que ces sentiments se convergeaient et s’explosaient.

Oui, nous devions affirmer qu’un avenir libre pour le Vietnam existait bien. Nous devions entonner l’hymne national et hisser le drapeau jaune aux trois bandes rouges ! Le drapeau et l’hymne national symbolisaient quelque chose qui dépassait en termes de noblesse le régime que nous avions perdu. Ils symbolisaient un idéal  que le défunt régime n’avait pas pu atteindre. Nous devions continuer dans la lutte pour la liberté, la démocratie et l’humanisme.

Plus d’une dizaine d’années après, avec la chute des régimes communistes en Europe de l’Est, et la décadence du communisme partout dans le monde, le point de vue de l’AGEVP s’était avéré lucide et dépourvu d’arrière-pensée.

Je me rappelle à jamais de cette soirée du Têt, lorsque le drapeau jaune était apporté lentement au devant de la scène, toute l’assistance était plongée dans un silence mêlé d’étonnement et d’émotion extrême. Et l’hymne national résonnait, avec ferveur, de façon simple, héroïque. Parmi les spectateurs, certains chantonnaient à voix basse, comme pour un murmure à soi-même. La majorité se tenait immobile, émue et en larmes. J’entends encore nettement ces sanglots, je vois encore clairement des mains essuyer rapidement quelques larmes. Un climat sacré, mêlé de puissance et  de frustrations couvrait toute l’auditoire jusqu’à la fin de la chanson, pour se transformer ensuite en une explosion de clameurs « Vive le Vietnam » qui résonnaient dans la salle ! Pour la première fois après le 30/04/1975, l’hymne national était chanté, le drapeau national hissé. Mais cette fois c’était un recommencement.

Nous pouvions dire que les fêtes du Têt qui suivaient celle de 1975 étaient celles qui avaient reçu le plus de soutien et d’encouragement de la part de nos compatriotes. L’écho de plus en plus grandissant de la soirée du Têt de l’AGEVP fait qu’elle constituait un marqueur indispensable dans les activités des Vietnamiens. Son caractère symbolique dépasse largement le cadre d’une association d’étudiants. Depuis lors, les autres activités de l’AGEVP atteignaient un niveau supérieur, contribuant de manière notable à la lutte commune du peuple vietnamien.

Un point que je ressentais de manière très précise à propos de l’influence des fêtes du Têt sur moi-même : c’est l’apprentissage multi-facette que j’avais pu en tirer pendant plus de dix années de participation. Les connaissances étaient diffuses, sans transmission de quiconque, s’étaient tellement imprégnées chez moi que même des années après, dans ma vie professionnelle ou personnelle, je me surprenais encore en train de raisonner et de réagir comme à ma période active dans l’association. A cette époque, nous détestions les profiteurs, ceux qui mettaient leurs propres intérêts au dessus de ceux de la communauté, nous rejetions les personnes qui ne font que discuter sans agir, nous n’acceptions pas des gens qui évitaient les sacrifices et refusaient de s’intégrer dans le collectif.

Ces critères à première vue semblaient être trop fanatiques, mais ils avaient forgé notre caractère, et grâce à cela, l’AGEVP est devenu un collectif uni, homogène et efficace.

Un autre point que j’ai pu apprendre pendant les préparations des fêtes du Têt est la composition et l’écriture musicale. J’avais acquis cette compétence presque malgré moi. La survenue de l’événement 1975 fit que plusieurs chansons de lutte des époques précédentes devenaient obsolètes, hypocrites. Nous n’allions pas continuer à reprendre le répertoire de Trịnh Công Sơn et nous appeler à « nous rassembler en cercle » (« Nối vòng tay lớn », chanson de TCS) avec les vilains ? Nous n’allions pas réarranger des chansons anti-guerre alors que devant nos yeux, la paix obtenue était en trompe-l’œil ? Même les chansons d’amour d’avant 75 devenaient inappropriées.

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Il ne nous restât qu’une seule issue : nous devions composer nous-mêmes nos chansons, si nous voulions continuer à chanter et à exercer notre activité artistique. C’est dans ce contexte que j’ai composé les deux chansons  « Qui aime encore notre peuple » (« Còn ai thương dân tôi ») et « Nourrir notre volonté inébranlable » (« Nuôi chí vững bền »). Elles étaient basées sur les poèmes de T. alors qu’il était encore lycéen. Je ne les avais pas trouvés excellents, mais quand T.T. et B.V. chantaient lors du Têt 1976, ces deux chansons auraient créé une émotion intense. Et la chanson « Qui retourne au Vietnam » (« Ai về xứ Việt ») était née fortuitement, à l’issue d’une soirée artistique dédiée à l’écrivaine Minh Đức Hoài Trinh.

Au fil des créations musicales, je m’enhardissais, et ayant réussi à entraîner la composition dans un mouvement dynamique avec le soutien de plusieurs membres de l’association, je finissais par devenir musicien, un « musicien » malgré lui et ignorant tout du solfège.

L’harmonisation musicale m’était venue par obligation. Le père L., qui assurait la direction de la chorale pendant plusieurs fêtes précédentes, n’était pas libre cette année-là. L. me disait qu’il va préparer les partitions, puis me les confiait pour que je puisse commencer à enseigner aux choristes, en m’assurant que le jour du spectacle, L. viendrait lui-même diriger la chorale. Une fois rentré chez moi, je passais du temps pour trouver finalement une méthode de chant. Je me risquais alors de faire répéter ma trouvaille à tous les choristes, tout en gardant l’espoir que L. terminait rapidement ses tâches, et revenait reprendre la chorale.

Malheureusement pour moi, L. ne retournait pas à l’AGEVP. Cette année, L. était très occupé, ainsi que l’année suivante, puis l’année d’après aussi. Je devenais par la force des choses « chef de chorale », je devais assurer l’harmonisation musicale, préparer les partitions, et le plus dur pour moi, écrire les notes de musique. En 1991, je rencontrais L. à Sydney, je lui demandais s’il se souvient de ces glorieux moments, sa réponse dans un sourire familier : « Je me rappelle bien, comment pourrais-je oublier ! »

Phan Văn Hưng dessiné par Trần Đình Thục en Octobre 2008

Maintenant, la musique reste une partie importante de ma vie. Ironiquement, , je maîtrise mieux la musique vietnamienne aujourd’hui qu’au moment où je quittais mon pays. Après vingt cinq ans d’exil dans un pays étranger, mon attachement pour ma patrie est plus prononcé. Quel en est l’origine ? Ma réponse sans hésitation : l’AGEVP, les fêtes du Têt.

Ces lignes écrites, des visages familiers du temps de mes activités au sein de l’AGEVP m’étaient soudainement revenus, apparaissant clairement devant mes yeux, tendres, mélancoliques, héroïques. Je voudrais remercier tous mes camarades qui avaient partagé avec moi des moments de plaisir et de peine, des jours de souffrances et des heures de bonheur. Merci mes amis, encore vivants ou ayant disparu. Je suis certain que vous tous, en vous rappelant des moments de collaboration, partageraient avec moi cette même pensée : « c’étaient les plus beaux jours que notre jeunesse avait pu vivre« .

Phan Văn Hưng
(publié dans le magazine du Têt 1994)