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Décennie 1974 - 1983

Le petit garçon ramasseur de pétrole

Écrit pour le petit garçon ramasseur de pétrole abattu au pont H, chantier naval de Ba Son, Novembre 1977…
Le petit ramasseur de pétrole

Ces quelques lignes sont pour toi, petit ramasseur de pétrole ! Les pages étalées devant mes yeux restent silencieusement blanches, en attente. Les émotions bouillonnantes depuis midi restent présentes. Impossible de les exprimer, ne serait-ce par quelques mots griffonnés, quelques points d’exclamation. Je regarde vers la rivière, l’après-midi est plus que déclinant, les rangées de cocotiers sur l’autre rive du côté de Thủ Thiêm virent au gris sombre. L’eau s’assombrit progressivement, s’écoulant en tristesse. Où est passé ton sang ? Est-il retourné à la source pour pleurer dans les bras de Mère Vietnam ? Ou s’est-il mélangé avec l’océan profond pour disparaître avec le temps ? Peut-être que ton sang s’est introduit dans mon coeur, dans celui des gens ayant encore un soupçon de conscience, de sentiment ? Tu es mort ou c’est toute une génération de jeunes qui a trépassé ?

On vous a poussés à dormir à même le sol un peu partout. On vous chasse vers les parcs, les trottoirs. Vous errez perdus comme des poussins loin de leurs mères. Vous ressentez les mêmes inquiétudes qu’un adulte, vous chapardez, cherchez à survivre, rusez, filoutez à un âge où vous deviez passer votre temps à appendre, à vous amuser. A l’école, on vous transforme en machines, en instruments au service du Parti, avec autour du cou ce foulard rouge, couleur du sang, de la haine, de la guerre. Toute une idéologie sans foi importée de l’étranger est en train de polluer votre esprit vierge, de vous éloigner de vos racines. Ô Mère Vietnam, tu dois sûrement souffrir, au vu de tes enfants s’éloignant progressivement de ton sein puis un jour, te dévisageant avec des yeux sans âme de ceux ayant perdu toute conscience.
N.T.M ! Ils l’ont abattu comme un ennemi !
Long semble très en colère, parlant sans aucune retenue. Je lui rappelle doucement :
Il ne manque pas ‘d’antennes’ ici, surveille ton langage !

Plusieurs personnes dans le café ont commencé à remarquer notre conversation. Un peu chatouillé, Long se lève pour partir, tout en me lançant :
Reste travailler ici, moi je dois rentrer tôt, ce soir il y a une séance d’éducation sur les résolutions du Parti, j’ai déjà été averti 2 fois pour absences.

Je reste bosser, jusqu’à abimer les poumons alors qu’il rentre pour continuer à triturer sa cervelle, de fond en comble. Je reviens au chantier, d’un pas lourd et fatigué, comme s’il s’agissait d’un retour en prison, cet endroit qui enferme et qui amoindrit la vitalité de l’ouvrier. Cette semaine, il n’y a pas une nuit où j’arrive à dormir plus de cinq heures. L’année touche à sa fin, le chantier peine à courir derrière les objectifs chiffrés fixés par le Parti, des chiffres hors d’atteinte. L’ensemble des ouvriers doit s’efforcer à travailler jour et nuit afin d’atteindre les quotas. On m’a attribué 2 quarts de travail par jour, un de 7h à 16h et un autre de 17h à 24h, dimanche compris.

Samedi dernier, Danh le Rat, surnom donné par les ouvriers au commissaire politique du chantier en raison de son visage minuscule, sa bouche allongée et des yeux tout le temps en train de fureter, a fouillé partout, y compris dans les casiers de vestiaire des ouvriers pour contrôler. Il s’est rendu auprès des équipes pour distribuer les consignes du Comité politique du chantier, appelant les ouvriers à prendre conscience de leur droit de propriété collective, et ainsi de se porter volontaire pour travailler en heures supplémentaires, à augmenter les quarts afin d’atteindre les objectifs du Parti. Ensuite, Danh le Rat établit la liste des volontaires. Pas un nom ne manque. Les mains se soulèvent lourdement comme portant une masse. Danh le Rat semble satisfait :
C’est bien ! L’esprit de volontariat est une vertu indispensable des travailleurs socialistes.

Je regarde Thạch, le vieux chef d’équipe vieillissant et tolérant, il a beaucoup maigri, n’arrive plus à retenir ses quintes de toux chaque fois qu’il lui faut accomplir une tâche pénible. La dernière compétition “Célébration de la Révolution d’Août et Fête nationale du 2 Septembre” lui a volé une grande partie de sa santé. Cependant, au dessus de ses joues enfoncées, ses yeux restent profonds, son corps courbé de résignation. Il a 8 enfants et son épouse n’arrive pas encore à trouver du travail. Une fois, inquiet pour ses poumons, je lui ai conseillé d’aller faire une radiographie pulmonaire. Il m’a écouté et déposé la demande 2 ou 3 fois. L’infirmerie répond à chaque fois :
Plus de pellicule pour les radios. Attendez un prochain avis.

Plutôt frustré, je lui dis :
Hier encore, j’ai vu Sơn l’ingénieur ‘bidon’ de notre atelier se faire une radiographie pulmonaire [Après le 3 Avril 1975, le pouvoir communsite envoie dans le Sud des ingénieurs du Nord pour détenir des postes de management importants dans les usines. Les ouvriers les surnomment ingénieurs ‘bidon’ car leur connaissance n’est pas plus élevée que celle d’un apprenti ouvrier]

Thạch sourit tristement :
C’est ça ! Il reste encore des quotas pour les cadres mais pour les ouvriers il n’y en a plus !

Je le regarde avec compassion. Ce qui reste de ses poumons, le peu de vitalité qu’il a encore en lui, ce camarade vieillissant va devoir tout sacrifier pour le chantier, pour le Parti. Et moi aussi, en pleine dans la vingtaine , je rêve de déployer mes ailes d’aigle pour parcourir mille lieues, je suis assoiffé d’amour comme on l’est devant la première goutte de rosée. J’ai passé ma jeunesse dans le chantier, mes mains calleuses sont tachetées de boutons gras, mon énergie se consume dans ces longs mois de compétition, 2 quarts puis 3 quarts, travaillant pour la gloire socialiste le dimanche, m’assurant seul de quoi vivre dans la jungle de Xuyên Mộc, étudiant hors heures de travail pour comprendre pleinement mon rôle de ‘propriétaire’…

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Je deviendrais une machine parmi tant d’autres, soumise aux contrôles de ces cadres du Parti assis tranquillement dans leurs fauteuils ou encore je serais un buffle traînant la même charrue toute sa vie.
Si seulement j’étais le résidu de pétrole flottant à la surface de l’eau.

Long semble surpris par mon idée saugrenue. Vus depuis les quais, les résidus de pétrole noirs et nauséabonds rejetés par le chantier, par les navires, flottent à la surface de l’eau, scintillent de mille couleurs sous le soleil. Le pétrole s’accroche au pied du pont, enserre les pétales des jacinthes d’eau et noircit les brins d’herbe le long de la rivière.
Les traînées de pétrole sont paisiblement libres. L’eau monte, elles montent, l’eau descend, elles descendent, l’eau s’écoule, elles suivent le courant jusqu’à l’infini. Elles couvrent partout, s’étend comme une forêt vierge. L’important c’est qu’elles sont des déchets, personne ne veut les utiliser. Elles sont libres !
Tu te trompes. Tu ne sais donc pas que les petites barques des ramasseurs de pétrole vont et viennent tous les jours le long du quai Bạch Đằng et se font chasser par les gardes maritimes quand elles se rapprochent trop du chantier. Ces ramasseurs de pétrole, ce sont eux qui traquent les résidus de pétrole.

Surpris, je demande :
Pour quoi faire ?
Pour vivre. Ils récupèrent les résidus de pétrole flottant sur l’eau, les filtrent et les revendent. Des gens font bouillir ce genre de résidu pour en tirer du lubrifiant.

Après le 30 Avril, il existe vraiment de nombreuses façons pour subsister. Une fois, j’ai été surpris en remarquant que les arbres, plantés le long des rues de Saigon, depuis les rues Cường Để, Gia Long jusqu’aux rues Duy Tân, Hồng Thập Tự, ont tous leurs troncs rasés nets, l’écorce rugueuse externe enlevée, ne restent plus ici ou là que quelques entailles, quelques coupures, tachetés comme la peau d’un chien galeux. Les coupables sont des enfants qui des heures durant, armés de couteau ou de marteau, tentent d’arracher l’écorce rugueuse et la ramener à la maison pour cuire le riz ou bouillir l’eau. Ces derniers temps, à Saigon le carburant est aussi cher que l’or, obligeant les familles sans argent pour acheter du bois à gagner leur vie de cette façon.

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Maintenant avec les explications de Long, je découvre une autre forme de gagne-pain. Ramasser les résidus de pétrole. C’est une combinaison de patience, de rythme et de dextérité. Deux enfants, l’un assis à l’avant de la barque, l’autre pilotant à l’arrière, partent patiemment à la traque des résidus de pétrole flottant à la surface. Celui à l’arrière fait pencher la barque sur 1 côté, approchant le bord au ras de l’eau, l’autre utilise sa main ou un morceau de bois pour écumer la surface et projette la couche mince de résidu dans la barque. Il faut beaucoup d’adresse pour collecter la fine couche de pétrole au risque de faire rentrer beaucoup d’eau dans la barque. Quelle tristesse de voir que des déchets rejetés, abandonnés par certains sont prisés, traqués par d’autres car leur permettant d’avoir un peu de riz et des légumes pour leur repas ou acheter un peu de lait pour leurs enfants.

Les endroits où il y a beaucoup de résidus de pétrole sont souvent près des usines, des chantiers de réparation navale. Ce sont des zones militaires, aucun bateau ne doit s’y approcher. Mais les petits ramasseurs de pétrole, pour se nourrir, pour survivre, passent outre l’interdiction, ils guettent un moment d’inattention des gardes pour pénétrer bien à l’intérieur du chantier afin de récupérer le pétrole. De temps à autre, j’entends de coups de feu les pourchassant, je vois les joues des petits enflées par les gifles des gardes, et près de mon lieu de travail, il y a déjà eu plus de 10 barques confisquées, laissées à l’abandon. Chaque barque est une fortune, un moyen de subsister, c’est un bol de riz, c’est un verre de lait. Ainsi, lorsque l’ordre a été donné de confisquer et d’arrêter les barques pénétrant dans le chantier, je remarque qu’il n’y a presque plus l’ombre d’une seule barque près du port. On a peur des saboteurs, des espions. Puisque dans le passé on avait déjà poussé le jeune Lê Văn Tám à introduire des bombes dans le dépôt de munitions, on se doit maintenant d’être vigilant même face aux très jeunes.

Thủ Thiêm
Thủ Thiêm avec quelques chaumières au toit de chaume
Thủ Thiêm
De ce côté se trouve la ville somptueuse, de l’autre règne une obscurité même en plein jour.

Jusqu’à ce midi, après une heure de pause déjeuner, les ouvriers reviennent à leur poste, l’estomac gargouillant à la digestion du sorgho, cette sorte d’aliment tellement indigeste ! Long et moi sommes en charge de la réparation de l’embrayage d’un patrouilleur côtier stationné au pont H. A midi, la chaleur du compartiment moteur est suffocante, l’odeur forte des graisses devient irrespirable. Après plus de 2 heures à bidouiller dans cette fournaise, nous décidons de monter faire une pause sur le pont du bateau. Le vent venant des champs de l’autre côté est rafraîchissant. Les mains essuyées proprement, une cigarette roulée à la bouche, nous fumons en contemplant la rivière. De l’autre côté se trouve Thủ Thiêm dont quelques chaumières au toit de chaume peuvent être aperçues à l’ombre de grands cocotiers. Deux aspects de la vie, je songe. De ce côté se trouve la ville somptueuse, de l’autre règne une obscurité même en plein jour. A l’autre bout du monde, mon meilleur camarade de classe d’antan, est en train de conduire sur la route des vacances alors qu’ici, vêtu de la tenue d’ouvrier tachée de graisse, je traîne ma vie d’esclave entravé.
Regarde, les petits ramasseurs de pétrole !

Pas besoin de Long, je les ai déjà remarqués. Une petite embarcation d’environ 2m de long, toujours les 2 mêmes garçons dessus, l’un assis pour piloter, l’autre à l’avant, ils avancent rapidement vers le port, tels des chasseurs expérimentés. Ils ont déjà remarqué au pied du pont une fine couche de pétrole scintillant au soleil, aussi appétissant qu’un os déniché par le chien dans un tas d’ordures. Le petit assis à l’arrière devrait être dans les 12, 13 ans, torse nu, la peau mate, tenant fermement la barre, il fait pencher sa barque sur un côté tout en exhortant l’autre petit assis à l’avant, probablement son jeune frère âgé environ de 10 ans, également torse nu. Sa voix portée par le vent résonne :
Il y a beaucoup de pétrole, frérot ! On va pouvoir ramasser à volonté ! Cette fois, la bande de Cư va être épaté, n’est-ce pas ?
Ramasse vite ! Vite, avant que les gardes ne nous voient…

Je regarde vers l’intérieur. Il semble que le garde en faction au bout de la plate-forme flottante a déjà vu, il se précipite en renversant son tabouret. Les 2 petits continuent à ramasser frénétiquement, penchant d’un côté puis de l’autre.
Il y a tellement de pétrole…
Plus vite, ramasse plus vite…

La barque s’approche du pont. Je m’inquiète pour eux. Sans aucune hésitation, Long se lève brusquement, les mains en porte-voix et crie fortement en direction de la rivière :
Les gardes arrivent, barrez-vous vite !

Hélas trop tard. Le garde de petite taille, au visage osseux et d’apparence assez cruelle, le regard dur, se tient à la proue d’un patrouilleur côtier stationné à la position n° 3, observe les 2 petits ramasseurs de pétrole en panique en train de nager de toutes leurs forces vers l’autre rive, le petit assis à l’arrière, s’agite pour ramer tout en regardant derière son dos, le visage plein d’effroi. Le garde siffle à pleins poumons, faisant des signes à la main pour ordonner aux garçons de s’arrêter.

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Plus vite ! Ramez plus vite !
Long sautille sur le pont, criant ses encouragements aux 2 petits en train de d’enfuir désespérément, avant que le ‘hors-bord’ patrouilleur ne les rattrape. Le garde semble énervé par l’entêtement des deux petits et encore plus par les encouragements de Long. Il lève froidement son arme. Tac, tac, tac ! Trois détonations déchirent l’atmosphère calme autour du chantier sur le point de cesser ses activités.
Oh ciel !

Je ne peux retenir mon cri. Le petit posté à l’arrière s’écroule vers l’avant, laissant tomber la barre, le visage s’écrasant sur le rebord de l’embarcation, un bras pendant dans l’eau, immobile. Du sang jaillit de son dos, colorant de rouge son corps bronzé par le soleil puis coule le long du bras pour suinter dans l’eau. Le garçon assis à l’avant, lâche tout et se précipite pour serrer son grand frère dans ses bras en pleurant à chaudes larmes.

La barque sans pilote, chavire, tournoie et dérive au gré du courant.

Nguyễn Song Pha
Article déjà publié dans le magazine Nhân Bản spécial Tết 1980

Très ému après la lecture de ce récit sur le Petit ramasseur de pétrole, le musicien Phan Văn Hưng  a composé la chanson “Thằng bé tát dầu” au cours de la même année 1980.

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