Décennie 1984 - 1993
Le récit d’une photo
La photo circule sur Internet depuis longtemps, sûrement plus d’un an. Je l’ai vue deux fois, la première fois dans un grand journal publié aux Etats-Unis ; la seconde fois dans un autre journal en Australie lointain. Pourtant elle a été prise à Paris, vers la fin du mois d’Avril 1975.
Cette photo est en noir et blanc, due peut-être à l’intention du photographe. Ce duo noir-blanc traduit l’atmosphère triste et endeuillé du moment. Sur la photo on voit un groupe de jeunes hommes et femmes, la tête entourée d’une bande de deuil, les bras tenant des banderoles, calmes, solennels, marchant lentement au milieu de la rue Gay-Lussac dans le quartier latin, quartier des universités et des étudiants à Paris.
Trois jours avant fin Avril, ayant constaté que toutes les puissances du monde ont abandonné la République du Vietnam, les étudiants vietnamiens en France se sont concertés et une idée leur est venue comme une étincelle. Pour réveiller une dernière fois la conscience des pays du monde libre, ils ont organisé une manifestation silencieuse, dont le but est de porter le deuil pour le Sud-Vietnam et de rendre hommage aux soldats qui ont vaillamment défendu leur patrie. En dépit du caractère spontané, cette manifestation a pu conserver son esprit solennel et son organisation exemplaire, que tous les étudiants participants se doivent de les respecter. Du foyer Lutèce sis rue Berthollet (lieu de résidence des étudiants vietnamiens pendant leurs premiers mois en France, presque considéré comme siège de l’Association Générale des Etudiants Vietnamiens de Paris AGEVP), les manifestants ont pris la direction de la rue Claude Bernard à gauche, pour continuer sur la rue Gay-Lussac, vers le boulevard Saint Michel puis le jardin de Luxembourg.
Pendant tout le mois d’Avril de cette année, les étudiants vietnamiens ont pour ainsi dire arrêté leurs activités habituelles. Pas un jour où un rassemblement n’a eu lieu, que ce soit dans telle université ou dans telle autre, rassemblant soit d’un côté des étudiants pro-Hanoï, soit de l’autre côté des étudiants libéraux qui protestent contre l’escalade de la guerre par le Nord-Vietnam. Quelques semaines plus tôt, l’AGEVP a organisé, dans un climat doté d’une légère inquiétude, un spectacle et une vente aux enchères de cadeaux, afin de récolter des fonds de soutien pour la masse de personnes évacuées des provinces du Centre vers Saigon.
En ces moments, les bagarres étaient fréquentes, sur les campus universitaires, dans les résidences, dans les restaurants réservés aux étudiants et même dans les rues. Étudiants vietnamiens, étudiants français, de gauche et de droite, s’affrontaient. Des casques de moto, des raquettes de tennis, des chaînes en fer, des battes de baseball et même des poignards et des épées japonaises étaient utilisés pour impressionner les uns les autres. A la « Cité Internationale Universitaire de Paris », lors de plusieurs affrontements chaotiques avec des extrémistes radicaux, plusieurs étudiants vietnamiens et français ont été blessés, le sang a versé.
Il faut dire que depuis les années 1970, un grand nombre d’intellectuels gauchistes européens se sont unis pour s’opposer aux États-Unis, conduisant l’opinion publique française à soutenir Hanoï. C’est avec beaucoup de difficulté que les membres de l’AGEVP ont pu défendre la cause du Sud Vietnam. Mais avec de la persévérance et un personnel d’excellence, ils ont pu mener des activités communautaires et politiques notoires.
Plusieurs associations d’étudiants se sont créées dans les villes où un grand nombre d’étudiants vietnamiens séjournent : Bordeaux, Toulouse, Grenoble, Montpellier, Lyon, Rennes, Lille… et la région parisienne. L’AGEVP a joué un rôle leader dans les activités estudiantines.
En janvier 1973, l’accord de Paris est signé. Dans les principes, cet accord garantira le rétablissement de la paix, la fin de la guerre et l’unification du pays par des moyens politiques, mais de l’extérieur, on voit immédiatement la situation très précaire du Sud Vietnam. Cependant, le cœur pur, de nombreux étudiants sont revenus au Vietnam pour servir la patrie et, pour un grand nombre d’entre eux, se sont finalement piégés au cours des événements d’avril 1975.
On pourrait penser que ce bouleversement qui allait changer le destin du pays allait ouvrir une nouvelle ère magnifique au Vietnam, mais ce n’était qu’un cauchemar, le début d’une série d’erreurs, de vengeance, d’injustice et de totalitarisme. La conséquence est que le Vietnam ne s’était pas développé dans le bon sens, contrairement à ce que pourrait permettre son potentiel.
Dans ce climat marqué par le risque de désintégration, L’AGEVP a vite pris une décision catégorique pour restaurer la confiance chez ses membres étudiants. « Nous sommes toujours vivants » est une affirmation qui érige une nouvelle voie pour l’ensemble de ces étudiants. Au printemps 1976, dans le théâtre Maubert Mutualité à Paris, deux mille personnes ont assisté au spectacle du Têt de l’AGEVP, ce qui dénote la montée des organisations étudiantes partout en France.
Dès lors, comme on le sait, le journal Nhân Bản, le groupe littéraire Lam Sơn dont les compositions musicales circulent encore aujourd’hui, les olympiades sportives des étudiants vietnamiens d’Europe, les missions d’accueil des réfugiés, ces activités ont apporté une bouffée d’air frais à la communauté vietnamienne. Une fois de plus, la cause de la liberté et de la démocratie a été fièrement défendue.
Un demi-siècle s’est écoulé, et aujourd’hui, l’AGEVP est toujours active da façon régulière, devenant ainsi la plus ancienne organisation de Vietnamiens en France, voire à l’étranger. Cependant, avec la naissance des partis politiques et des organisations vietnamiennes, les rôles et responsabilités politiques de l’AGEVP ont changé. L’AGEVP continue d’être un groupe dynamique de la communauté vietnamienne. Elle contribue aux efforts de lutte pour la démocratie au Vietnam. Elle apporte une aide aux jeunes étudiants d’origine vietnamienne ou venant du Vietnam pour leurs études supérieures en France. Elle vise toujours à construire une communauté civile saine, en harmonie avec le contexte d’un monde civilisé progressiste.
Une communauté saine, source de fierté pour les Vietnamiens en France, apportant son soutien à la population civile dans le pays qui fait progressivement pression sur le parti communiste afin que ce dernier démissionne, tel sera le projet commun du peuple vietnamien de tous les âges : la génération des jeunes du 21ème siècle actuellement en charge des activités de l’AGEVP, celle des anciens étudiants qui ont marqué leurs pas dans rue Gay-Lussac, et en dernier celle des étudiants qui ont vécu la création de l’AGEVP et ses premières années.
Je me trouve à l’intersection des deux rues Berthollet et Claude Bernard. Je dirige mon regard vers l’ancien foyer Lutèce, devenu aujourd’hui hôtel trois étoiles, puis j’ai remonté la rue Gay-Lussac, suivant le parcours du groupe de jeunes cette année-là, le cœur ému car j’imagine revoir les silhouettes familières de ces étudiants.
Au cours des années universitaires 1972 – 1974, ils venaient tout juste de franchir le seuil de l’université et durent immédiatement affronter bon nombre d’épreuves les plus difficiles, lorsque survint le bouleversement de 1975. Pourtant, après des décennies, même s’ils ont migré vers d’autres cieux, ils restent toujours fidèles au Vietnam. Ils réalisent encore beaucoup de choses, utiles pour la prochaine génération et pour la communauté vietnamienne.
Nguyễn Trường Ca