Quelques réflexions (à propos de la manifestation du 28.04.1975)
Cet article a été publié dans le numéro spécial de la revue « L’Etudiant » (Sinh Viên) publiée par l’Association Générale des Étudiants Vietnamiens à Paris à l’occasion de la fête du Têt Bính Thìn (année du Dragon), également organisée par l’Association au Palais de la Mutualité le 30 janvier 1976. L’article partage les réflexions de l’auteur concernant la manifestation qui a eu lieu le 28 avril 1975, soit deux jours avant l’effondrement du régime de la République du Vietnam.

Quelques jours avant la chute de Saigon, l’Association Générale des Étudiants à Paris (AGEVP) était venue à notre rencontre pour nous appeler à participer à une manifestation dont le thème est « Porter le deuil pour les Vietnamiens qui ont péri, qui périssent et qui périront dans la guerre civile. » Malgré l’arrivée imminente de l’armée nord-vietnamienne aux portes de Saigon, certains d’entre nous acceptaient quand même de rejoindre tous les autres étudiants.
Le lendemain, le point de départ choisi était le Foyer Lutèce (résidence Đất Việt), où nous logions, et le cortège de la manifestation commençait à se mettre en marche vers 15 heures. Des banderoles étaient déployées, des bandeaux de deuil blancs étaient noués sur les têtes. Au premier rang du cortège se trouvaient un autel dédié à la patrie ainsi que le drapeau du Vietnam. Tout au long du parcours, des tracts expliquant le but de la manifestation étaient distribués. A mon avis, personne n’adoptait d’attitude hostile à notre égard.
Le cortège passait devant le Jardin du Luxembourg puis se dirigeait vers la place de la Concorde, en direction de l’ambassade des Etats-Unis. Cet itinéraire avait été choisi parce que, dans quelques jours, le Congrès américain aurait à voter sur la poursuite ou non de l’aide au Sud-Vietnam. Ainsi, le Bureau exécutif de l’AGEVP souhaitait reprocher aux Etats-Unis l’intention d’abandonner un pays qui en raison de leur implication dans les affaires internes du pays était devenu corrompu et était sur le point de tomber aux mains des communistes.
A proximité de l’ambassade, nous étions barrés par un cordon de police. Fidèles à notre engagement initial de manifester pacifiquement, nous nous arrêtions. L’un de nos camarades sortait un drapeau américain avec l’intention de le brûler mais la police l’en empêchait. Il étendait alors le drapeau à terre et invitait les manifestants à le piétiner, en commençant par la personne qui portait l’autel de la patrie. Mais la police française était plus rapide et avait saisi drapeau. Toutefois, ces gestes n’échappaient pas aux objectifs des journalistes présents. À ce moment-là, je me demandais si cet acte était réellement approprié.
Ensuite, la police nous escortait jusqu’au boulevard Saint-Germain, tandis que nous continuions à distribuer des tracts sur le trajet. Nous changions alors d’itinéraire pour nous diriger vers l’ambassade du Nord-Vietnam, où un autre cordon de policiers nous attendait. La police ne s’attendait pas à ce changement de direction, mais sur le chemin menant à l’ambassade du Nord-Vietnam, deux jeunes Français – dont on ignorait s’ils étaient des agents de sécurité chargés de nous surveiller ou des sympathisants communistes – s’empressaient d’aller prévenir les policiers en uniforme.
Nous décidions de nous diriger vers la faculté de droit d’Assas, où les étudiants étaient très favorables au Sud-Vietnam et avaient une forte sensibilité anticommuniste. Nous restions là-bas pour assister à une de leurs réunions, mais l’on pouvait considérer que notre manifestation s’achevait à ce moment-là, vers 17h30.
À Paris, ces dernières années, la résidence Đất Việt était un lieu de rassemblement pour tous les étudiants épris de liberté, refusant d’accepter un régime brutal et la politique inhumaine des communistes nord-vietnamiens. Une grande partie des jeunes étudiants de la résidence avait participé activement à la manifestation. En outre, de nombreux jeunes étudiants de la résidence universitaire d’Orsay, porteurs d’un esprit nationaliste, étaient également présents en grand nombre à la manifestation. Le reste des participants était constitué d’étudiants vivant de manière indépendante, répartis à travers Paris et sa banlieue.
Mes propres réflexions sur cette manifestation sont diverses et complexes. Je ne me sens pas capable de les exprimer de manière parfaitement fluide afin que le lecteur puisse tout comprendre avec clarté. Cependant, je fais de mon mieux pour que ceux qui ne connaissent pas encore l’Association Générale des Etudiants Vietnamiens ou qui ne l’ont pas revue depuis longtemps puissent avoir en une idée.
Ayant eu l’honneur de connaître certains membres du Bureau Exécutif de l’Association au cours des années précédentes, j’ai une idée assez précise de ses activités passées. Il est possible de résumer en disant qu’elle a été très dynamique, avec une ligne politique nationaliste claire. C’est pourquoi, ces derniers temps, j’ai été quelque peu déçu par l’attitude hésitante du Bureau Exécutif de l’année précédente. Conscients cependant que ce n’était pas le moment de nous diviser sur des divergences d’opinions mineures, nous avons fait tout notre possible pour répondre aux attentes de l’Association.
Dans ces jours précédant la perte de notre pays, la plupart des participants avait fait preuve d’un immense courage. Ils avaient pris part à la manifestation sans se soucier des conséquences éventuelles sur leurs familles restées au Vietnam, si celles-ci venaient à tomber entre les mains du régime nord-vietnamien. Ils n’avaient pas non plus reculé devant la présence massive de groupes communistes étrangers, omniprésents dans les rues de Paris. Plus de 150 d’entre nous, garçons et filles, qu’ils aient été informés à l’avance ou qu’ils nous aient rejoints en cours de route, avaient exprimé leur attachement à une patrie totalement libre.
Je me souviens avec émotion de ces jeunes filles frêles, qui, malgré leur petite taille, se pinçaient les lèvres en tenant d’une main ferme une banderole sur plusieurs kilomètres. Je les savais épuisées, mais elles restaient fières, refusant de laisser les étrangers croire que les femmes vietnamiennes étaient faibles.
Il en allait de même pour les garçons. Les gars se relayaient pour brandir les banderoles, distribuer des tracts et expliquer aux étrangers le sens de la manifestation. Ceux qui se tenaient en dehors du cortège couraient sans cesse d’un bout à l’autre, arrêtant les voitures aux intersections pour laisser passer la marche. D’autres marchaient le long du cortège, sur le qui-vive, prêts à réagir en cas d’attaques soudaines de la part des sympathisants du Nord Vietnam. Tant d’efforts pour rendre hommage aux âmes vietnamiennes disparues, avec l’amour de la patrie, de la liberté et de la paix dans le cœur de ceux partis loin de leur terre natale, ambitionnant de rentrer servir la nation et le peuple une fois les études achevées. Mais hélas, ce rêve en gestation était anéanti par l’invasion rouge. Les familles étaient dispersées, les parents, frères et sœurs persécutés ou s’étaient enfuis. Cette invasion nous contraignait à prendre de nouveaux tournants.
Les chanceux dont les familles arrivaient à s’enfuir et trouvé asile dans des pays libres du monde entier pouvaient se sentir rassurés mais avaient également pu perdre une partie de leur combativité pour la liberté bafouée dans leur patrie. Quant à ceux dont les familles étaient malheureusement bloquées sous un régime inhumain, ils étaient déchirés par un dilemme insoutenable : suivre le nouveau gouvernement, c’était trahir les intérêts du peuple et de sa propre famille, bafouer la liberté; refuser d’obtempérer, c’était risquer de condamner ses proches aux représailles. Parmi les 150 manifestants, combien ont réussi à échapper à ces tourments ? Tous leurs efforts semblaient presque vains.
Après l’événement tragique du 30 avril 1975, l’Association Générale des Etudiants Vietnamiens est restée silencieuse pendant un long moment, avant de se relever à la fin de l’hiver 1975. Cette fois, il ne s’agirait probablement plus d’organiser des manifestations sous la pression des circonstances, mais de lutter pour exiger une totale liberté, une véritable indépendance, une vraie paix et une démocratie réelle pour le peuple vietnamien. Il s’agirait de prendre part aux efforts de lutte de toutes les associations étudiantes vietnamiennes engagées dans la défense des valeurs nationalistes, des droits humains et de la dignité, une lutte qui s’intensifie partout dans le monde face à la trahison vis à vis du peuple et la tromperie envers l’humanité commises par les éléments communistes, tant au Vietnam que sur la scène internationale.
Et cette fois-ci, j’espère que notre combat reposera sur une organisation plus solide qu’auparavant, avec un amour inébranlable pour la liberté et une position encore plus ferme et résolue contre les régimes inhumains. J’espère que nos efforts aboutiront à un avenir meilleur, où nos aspirations se concrétiseront enfin. Nous nous efforcerons également de collaborer avec l’Association Générale des Etudiants Vietnamiens pour atteindre cet espoir commun, tout comme nous avons coopéré de tout cœur avec l’Association dans la manifestation en mémoire des Vietnamiens qui ont péri, qui périssent et qui périront encore dans cette guerre civile, une guerre menée pour la liberté de notre peuple et du monde.
Đặng Vũ
L’Etudiant (Sinh Viên) 1976
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